Par SABINE CESSOU
Dix ans de meurtres, de viols et d’exactions en république démocratique du Congo (RDC) et une accusation d’éventuel génocide à l’encontre du Rwanda d’aujourd’hui : c’est ce que contient la version provisoire d’un rapport de 545 pages que n’a pas encore publié le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme (HCDH), mais dont les fuites sont parvenues jeudi à la presse. Le document revient sur ce qui s’est tramé dans l’ex-Zaïre entre mars 1993 et juin 2003. Une période qui couvre les deux guerres du Congo, qualifiées de «guerre mondiale africaine» en raison du nombre de pays impliqués - 9 selon le rapport - mais aussi de victimes, qui se comptent par millions.
Rejeté jeudi comme «balivernes» par le gouvernement rwandais, le document met Kigali dans l’embarras. Il ouvre la voie à d’éventuelles poursuites pour «crimes contre l’humanité, crimes de guerre, voire de génocide». Si tous les regards se tournent de nouveau vers le Rwanda, il ne s’agit pas, cette fois, de se souvenir du génocide de 800 000 Tutsis par des milices hutues en 1994 mais du massacre systématique et prémédité par l’armée rwandaise, en territoire congolais, de dizaines de milliers de Hutus qui avaient fui le Rwanda par crainte de représailles tutsies. Le régime de Paul Kagame dément toute exaction en RDC, et affirme n’avoir fait que poursuivre dans l’ex-Zaïre les miliciens hutus génocidaires. Or, ce rapport du HCDH change un rapport de force et une écriture de l’Histoire, que décrypte pour Libération le sociologue français André Guichaoua, spécialiste de la région des Grands Lacs.
Pourquoi des fuites de ce rapport parviennent-elles maintenant à la presse ?
En fait, le rapport est congelé depuis plusieurs mois. Ces fuites sont habituelles, sur ce type de document, mais le plus surprenant aujourd’hui, c’est la réaction indignée des autorités rwandaises, alors qu’elles font pression depuis plusieurs semaines pour bloquer le rapport !
Que pensez-vous de l’accusation de génocide formulée à demi-mots par le rapport, à l’encontre d’une armée rwandaise accusée d’avoir massacré des Hutus en RDC ?
Des actes génocidaires ont été commis, c’est indéniable. Mais de tels actes ne font pas génocide. Si toutes les fois que des actes génocidaires étaient commis, on utilisait le terme de génocide, nous en aurions dix ou vingt par an. L’utilisation du terme est d’ailleurs laissée à l’appréciation des juristes par le rapport, qui n’a pas voulu franchir ce pas.
Quoi qu’il arrive, il me paraît très difficile de mettre sur le même plan la reconnaissance d’un éventuel génocide des Hutus au Congo avec celui des Tutsis au Rwanda. Il n’y avait pas les mêmes objectifs, la même finalité. Ce qui est plus ennuyeux encore, c’est le risque de globalisation de toutes les victimes des deux guerres du Congo. Entre 1998 et 2003, la grande guerre africaine a fait entre 3 et 4 millions de victimes, essentiellement civiles, dont on ne peut pas attribuer la responsabilité au seul Rwanda. Or, l’amalgame risque d’être fait dans les comptes rendus et l’utilisation politique du rapport.
Paul Kagame va-t-il de devenir un paria sur la scène internationale ?
Son affaiblissement est déjà réel. La dernière présidentielle au Rwanda, qu’il a remportée avec 93% des voix, n’a pas été une fête, en grande partie à cause de la manière dont la campagne a été menée. Les motifs d’énervement du candidat-président tenaient déjà à l’actualité qui se profilait, avec ce rapport. Il existe par ailleurs un désenchantement des bailleurs de fonds. Le département d’Etat américain a adressé des critiques au Rwanda. Or, ce pays ne tient que grâce à deux ressources : l’aide extérieure et les minerais du Kivu, région de la RDC située à la frontière du Rwanda. C’est le fait de le dire qui pose problème aujourd’hui.
Pourquoi les autorités rwandaises se montrent-elles aussi nerveuses concernant ce rapport ?
Parce qu’il met fin à seize ans d’impunité du camp des vainqueurs au Rwanda. Si le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) avait joué son rôle et lancé des procédures sur les massacres de Hutus, des actes connus et documentés, le sentiment profond d’une incroyable injustice n’existerait pas aujourd’hui. Parce que le Rwanda a bénéficié du laxisme de la communauté internationale, il se retrouve dans une situation très complexe aujourd’hui. Des Rwandais, mais aussi des pays comme l’Espagne ou le Canada, dont des ressortissants ont été tués, et qui n’ont jamais osé porter plainte, vont pouvoir le faire.
Le rapport de forces idéologique a changé, et risque de se solder par une multiplication des procédures. Même des observateurs des Nations unies ont été assassinés par le Front patriotique rwandais [FPR, au pouvoir à Kigali, ndlr], et les dossiers ont ensuite été enterrés. Tout cela peut ressurgir. On a mis sous le boisseau un nombre incalculable de procédures, alors que tout le monde savait que des crimes importants avaient été commis. On a construit une success story rwandaise, un noyau de croyances qui s’est consolidé avec la caution tacite des Nations unies. Si le TPIR avait fait son travail, on n’en serait pas là.